Retour un peu tardif il est vrai. Il m'a fallu du temps pour rassembler plusieurs éléments de réflexion sur ce film qui est peut-être l'un des plus militants de ces dernières années. N'étant pas sociologue la justesse sémiotique est peut-être absente: j'ai avant tout essayé d'expliquer un sentiment et d'expliciter certains aspects de ce film assez novateur où la structure du récit est en même temps parodiée et laissée de côté.
Cour des miracles en pleine première diffusion sur Opéra.
La foule est bigarrée, bruyante, et les styles vestimentaires sont inflationnistes... des doutes sur l'identité des spectateurs sont même permis. Nous sommes donc tous impatients, c'est la cohue, sans aucun laser sur l'écran.
Le film commence sur la présentation des trois partis habituels.
D'un côté nous avons les hommes, limités, à la vie terne et qui ont peur de tout ce qui pourrait sortir de l'ordinaire. On pourrait même parler d'effervescence socialisante fébrile. Ils mettent en place les règles qui gouvernent la société et privilégient l'ordre et la place que chacun y trouve. D'un autre côté il y a les mutants responsables dont le pouvoir donne des responsabilités, prompts à agir avec précaution, suivant l'ordre établi tout en étant supérieurs: ils sont libres et choisissent la voie de la Raison. Enfin les mutants rebelles agissent contre l'ordre établi puisqu'ils refusent qu'il puisse être décidé par des inférieurs potentiels qui n'ont en tous cas pas fait leur preuve. Les mutants, quels qu'ils soient, sont en fait seuls à comprendre le sens des actions menées et l'organisation en société, l’articulation autour de l'interdépendance.
La mise en place du récit semble correspondre aux patrons connus avec un affrontement entre les inférieurs et les supérieurs qui va permettre aux mutants d'affirmer leurs choix en pleine liberté, entre le Bien et le Mal. Etrangement déjà la symbolique habituelle (et rabâchée) de la main tendue et du précipice n'est pas présente et est remplacée par un discours sur le travail en équipe. La collaboration est vite balayée par celui qu'on présente à ce moment comme le héros lors d'un entraînement de supers où après avoir à peine été lancé par un coéquipier il se charge seul de la menace : l'interdépendance, la main tendue, n'est valable que dans une interaction d'individu à individu et ne peut être qu'utilitaire et temporaire ; le sens de l'action est individuel mais la rhétorique moralisatrice et normalisatrice habituellement d'origine ordinaire est ici nouvellement utilisée par une alter-ego.
Assez rapidement nous sommes un peu surpris puisqu'on voit qu'il ne sera pas question ici de connaître ses limites et ses pouvoirs afin de se positionner. Mais quel plaisir de voir une créature, un Phœnix, quasi omnipotente et donc capable de faire voler en éclat toutes les limites sociales, raser l'interdépendance. A peine présentée elle tue la seule personne qui la liait à la réalité, la seule qui lui proposait une relation temporelle et un consensus... nous ne savons pas encore si il s'agit du Bien ou du Mal mais la jubilation est grande de voir cette débauche de puissance qui va laisser une marque intemporelle sur le lieu de sacrifice où la gravité même ne fera désormais plus loi.
Parallèlement à cette présentation le cadre scénaristique prend forme sans repère moral (il existe un mutant qui annihile la mutation). Chacun semble agir en son âme et conscience et il ne semble pas se détacher de point de vue particulièrement pertinent: les 3 camps sont d'égale force, d'égale légitimité. Le film commence à basculer lorsque le sage patriarche habituellement défenseur de la liberté prône tout à coup le contrôle [la salle frémit]. La créature omnipotente va jusqu’à être désarçonnée par l'étendue de son pouvoir: elle hésite entre le lien social et l'annihilation... heureusement cette hésitation s'explique par des sentiments envers l'être aimé qu'elle a tué ajoutés de pulsions sexuelles [la salle se calme].
La confrontation entre deux visions va avoir lieu. Les hommes ordinaires, faibles et d'habitude jaloux ou envieux, ne servent pas de cadre, il ne s'agit donc pas de la thèse habituelle de la reconnaissance, mais peut-être bien de l'alternative désormais [problématique car ne donnant aucune prise à la morale, il n'y a donc pas de point de vue préférentiel, plus de héros]. Du côté des mutants la liberté reste à défendre contre le contrôle mais là encore cela va être très rapide même si la scène est assez belle et impressionnante et le contrôle est terrassé. S'agit-il bien encore une fois du discours ? [la salle s'interroge] Si le point de vue libertaire et identitaire est habituel il est expulsé du débat, il semble s'agir d'autre chose à nouveau quand a lieu le dialogue entre le patriarche et l'entité omnipotente. Finalement on en arrive à se demander pourquoi est-elle omnipotente et ce qu'elle construit. Qu'à cela ne tienne: on sent bien que l'Ordre va être exterminé, la démonstration de puissance a été réussie et la promesse sera certainement tenue, le moment d'éternité va arriver pour tout emporter.
Un accroc sérieux arrive lorsqu'une autre mutante puissante décide, et sans aucune influence extérieur, sans passion ni sentiment puisqu'elle-même ne donne que peu d'importance à une très légère scène de jalousie [mise en pâture pour nous calmer mais pas pour nous duper]. Elle choisit donc raisonnablement la société, l'impuissance, le compromis et l'interdépendance [premiers départs de spectateurs]. Pire: dans le clan de la liberté aussi la nécessité de contrôle commence à être dessinée. Heureusement l'entité omnipotente a définitivement choisi cette fois, ce sera pour elle le camp de l'indépendance autoréférencée et de la puissance égoïste. Ouf, la catharsis aura bien lieu. D'ailleurs les forces de l'Ordre et des créatures prônant l'alignement se cassent les dents à empêcher l'inéluctable destruction sociale. Elles échouent enfin lamentablement à contourner le moment d'intemporalité dans un tour de passe-passe ridicule et bon enfant [première catharsis humoristique pour nous faire saliver... en fait il n'y en aura pas d'autre].
Ca y est ça commence. Et de quelle façon ! L'action est formidable et inflationniste. Le dépassement total de la règle personnifiée par la mutante restée mutique ne s'est pas encore exprimé, ce qui ressemble au combat entre les forces du mal et les forces du bien [mais encore une fois retournées, comme si on n'arrivait pas véritablement à prendre parti une fois pour toute] commence à sérieusement choisir son camp. Le pouvoir de "démutation" semble finalement avoir une dimension disruptive. "Le méchant meurt" dans une action du héros [on a prit position finalement, mais c'était dur, à nouveau pour celui du début du film] mais inexplicablement collective puisque chaque action seule n'a aucune signification et est même ridiculisée, la main tendue enfin reste absente.
Là une réconciliation amoureuse va avoir lieu, voilà c'est le moment... non! Le dépassement total, l'explosion de puissance, ce grand tabou toujours promis mais habituellement jamais atteint, nous est maintenant dévoilé dans une sorte de pornographie dégoûtante. Le malaise est palpable: le Bien et le Mal sont équitables, l'omnipotence, maintenant clairement sans intérêt, demande la mort et le retour à l'ordre, se rendant compte que la solitude impliquée par la fin de l'interdépendance n'est pas un objectif. Cette injonction d'un ordre supérieur indépassable qui n'est même pas idéologique ou spirituel est trivialement non remise en cause par le héros. La main tendue et la beauté pulsionnelle de l'interaction inter-individuelle non normative n'a pas lieu et est retournée: le héros enfonce ses griffes dans le corps de son alter-ego [quelle déception !] L'action baisse rapidement en intensité et si le moment d'éternité n'a pas été atteint on accepte de faire semblant [certains, peut-être assez malins, ont compris que ça n'allait pas se passer comme ça et s'en vont déjà].
Mais le film n'en peut plus de nous embêter. Non content de nous montrer que l'ordre existe il va nous y ramener de force. On aurait pu continuer de croire que l'éternité était atteinte avec en point d'orgue un festoiement de la paix retrouvée et en redonnant un honneur à la hauteur d'un évènement unique aux sacrifiés, en transcendant les liens entre les personnages survivants. Point de tout ça: ce n'était qu'un passage, la "démutation" n’a pas de sens, l'Histoire continue, chacun reste dans l'incertitude du soi. L'idée d'une propitiation nous est interdite. La problématique de l’articulation individu/collectivité nous est retournée et s’inscrit hors-cadre, dans une société en dehors de la salle du cinéma. L'écran noir du générique à peine apparu à l'écran et tout le monde d'étouffer dans un espace aussi exiguë, c'est déjà la cohue pour sortir.
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